La spiritualité cistercienne du travail

Pour parler du travail selon l’esprit cistercien comme un moyen de vivre la charité, il convient tout d’abord de décrire le travail tel qu’il est conçu dans les Saintes Ecritures, dans le premier et le deuxième Testament, puis tel qu’il a été conçu et pratiqué par les Pères de l’Eglise, les pionniers de la vie monastique c’est-à-dire les Pères du désert. Cela nous permettra de situer la conception cistercienne du travail et de nous situer par rapport à elle.

Le travail dans la Bible

Dans l’AT, on découvre à travers certains textes deux façons de considérer le travail : une qui tend à le considérer négativement, et une autre qui tend à le considérer positivement, c’est-à-dire comme un bien.

En effet, lorsqu’il est mis en rapport avec le péché, le travail est vu dans ses mauvais cotés, il est une « punition » que Dieu a infligé à Adam et Eve. Est aussi souligné l’aspect pénible du travail, sa dure nécessité pour vivre et survivre. « On imposa à Israël des chefs de corvée pour lui rendre la vie dure par de durs travaux. » (Ex.1,8-14). Ce courant réaliste et pessimiste se trouve à chaque époque de l’histoire du Peuple de Dieu. A ces considérations négatives, s’ajoute une méfiance à l’égard de tout ce qui produit, ou qui est produit artificiellement, c’est-à-dire tout ce qui paraît « concurrencer » Dieu et la Création. D’un autre côté, le travail manuel a été longtemps tenu en haute estime en Israël ; mais, sous l’influence des cultures grecques et égyptiennes, on a cantonné les travailleurs manuels dans une situation subalterne, on s’est mis à vanter plutôt les scribes parvenus à la sagesse à cause du loisir. « La sagesse du scribe s’acquiert aux heures du loisir… Comment deviendrait-il sage, celui qui tient la charrue… qui ne parle que de bétail ? » (Sir.38, 24-39,11).

En contrepartie, il y a un courant optimiste qui exalte le travail. L’homme créé à l’image de Dieu reçoit le pouvoir de procréer, de cultiver et de dominer toute la terre. La Création Divine est ainsi prolongée par le travail humain ; et l’homme, par son travail, collabore à l’œuvre de Dieu. Le travail apparaît donc comme un service que l’homme rend à Dieu et aux autres, mais surtout il est un don de Dieu qui donne un sens à la vie de l’homme.

Dans le NT, les Evangiles restent discrets sur les activités de Jésus durant sa vie cachée. Le Christ a appris par son père nourricier le métier de charpentier. Mais, Jésus a abandonné ses activités quand il s’est mis au service de son Père Céleste, au service de l’annonce du Royaume. Jésus demande à ses disciples d’abandonner leur métier quand il les appelle à sa suite (Mt.4, 21). Cela, afin de se rendre disponible pour le service de Dieu et des autres. En fait, Jésus est appliqué, tout au long des Evangiles, à un travail de guérison. Mais il est attentif, d’une façon particulière, « au peuple de la terre », aux éloignés de l’élite de Jérusalem, aux travailleurs, aux affamés. Avec Jésus, une seule chose est nécessaire : le Salut. Il œuvre pour le Salut de l’homme.

Dans les épîtres, Paul est fier de travailler de ses mains. Il exalte le travail, connaturel à l’homme nouveau. Le travail donne à l’homme sa valeur et sa fonction dans la vie chrétienne. Il permet d’aider autrui. Dans les premières communautés chrétiennes, en effet, apparaissent des charges d’organisation, comme celle du diacre, terme qui signifie « serviteur ». Son rôle était de s’occuper de l’économie et des travaux de la communauté, d’être gardien d’une sorte de « caisse de secours », il rassemblait les dons. Le travail, pour Paul, est bon pour l’homme, pour sa santé intérieure, spirituelle, car celui qui ne travaille pas devient oisif, et l’oisif ne peut être fidèle à Dieu.

Le travail et la vie monastique

Aux premiers siècles, le travail doit être compris en relation avec le développement du christianisme et de la vie spirituelle. Les Pères de l’Eglise se sont intéressés à la morale du travail, à sa dignité, son rôle dans la « sequela Christi », la suite du Christ, mais surtout, le monachisme offre de nombreux témoignages sur le travail et ses aspects spirituels dans la vie du moine, du chrétien.

Ainsi la vie de saint Antoine se répartissait-elle entre le travail, la méditation des Ecritures et la prière. Le travail manuel lui assurait l’indépendance et lui permettait d’aider les pauvres. Il le rendait disciple de saint Paul. L’enseignement des anachorètes, fait de simplicité, hors de tout intellectualisme, respire un air de liberté. Par leur travail humble et leur charité, ils se sentent liés au Christ.

Saint Pachôme mûrit son idéal de vie cénobitique à l’école de Palamon, ermite austère et travailleur infatigable. Orsièse (305-390), continuateur de Pachôme, voulait que le moine n’épargne jamais son travail et sa sueur. Il exhortait ses frères à toujours être occupés pour ne pas être la proie de l’esprit de relâchement et de paresse.

Pour Basile, le travail des mains est un moyen de croissance spirituelle. Tout ce qui sert au travail devient sacré, donc les moines doivent traiter leurs outils comme des instruments du service de Dieu. (R 103, 2-3).

Pour Cassien, le moine qui ne travaille pas est sujet à l’inquiétude et ne peut se comporter honnêtement avec les gens du monde. En ce sens, il enseigne que le travail permet au religieux de réprimer ses mœurs, d’acquérir la maîtrise de soi qui porte à la contemplation (Inst. 12,19). Saint Jean Chrysostome (345-407) considère, lui aussi, que le travail permet de vivre moralement de façon honorable.

Dans le monachisme cénobitique et érémitique, en Orient comme en Occident, le travail est donc essentiel. Grâce à lui, le moine acquiert la maîtrise de soi en s’exerçant concrètement à la suite du Christ. C’est un véritable moyen de croissance intérieure. Le travail, en effet, est rattaché à la « sequela Christi » dans l’humilité – cette dernière apparaît dans le travail des mains. Le choix de la vie ascétique, le renoncement au monde, comporte le service de Dieu et des hommes.

Comme les travaux trop lourds pouvaient épuiser les forces physiques et spirituelles des moines, saint Benoît a établi un juste équilibre, une juste harmonie entre travail et prière, en légiférant la vie monastique, dans les différents préceptes de sa Règle. Car le moine doit tendre à l’unité spirituelle, éviter que dans sa vie, la prière et le travail deviennent des activités séparées, ou que l’une prenne le dessus sur l’autre, prenne plus d’importance… Le travail, qui fait partie des corporalia avec le jeûne, les veilles, aide le moine dans sa vie spirituelle, de prière, sa pratique de la lectio. Les exercices corporels et spirituels, spiritualia, forment un tout qui contribue à la croissance humaine et intérieure du moine.

La doctrine du travail de Benoît et des Pères cisterciens se trouve chez Cassien et Basile. Comme nous l’avons vu précédemment, ces Pères nous ont transmis que le travail est un remède contre l’acédie, un moyen de se convertir, de se maîtriser, de grandir. Aussi, pour les disciples de saint Benoît et de saint Bernard, le travail présente-t-il un aspect ascétique. Avec les cisterciens, il est chemin de pauvreté car le moine travaille pour subvenir à ses propres besoins et satisfaire au précepte de l’aumône, il lui permet de rester en communion avec les « gens du monde », ceux qui peinent, d’embrasser la condition des pauvres.

Dans la RB, le travail occupe chaque jour six heures ; s’y ajoutent l’étude et la lectio, la formation biblique et spirituelle du moine : tout cela constitue l’Opus Dei. La RB présente donc un caractère pratique qui intègre toutes les activités de l’homme, et cela apparaît plus particulièrement avec les cisterciens. Au XII° siècle, les cisterciens ont réhabilité le travail manuel comme œuvre de Dieu à l’encontre des Clunisiens qui l’avaient sacrifiés à la liturgie et la copie des manuscrits.

Le travail du moine du temps des premiers Pères de Cîteaux comme de nos jours devait être compatible avec la clôture et la vie de communauté. Certes, de leur temps, les problèmes n’étaient pas les mêmes que les nôtres ; de plus, les communautés pouvaient vivre en autarcie, se suffire à elle-même. Le monde moderne et la vie active ne sont pas toutefois un obstacle, ni une menace à la vie contemplative. Ce qui est intéressant et d’actualité pour nous, c’est un état d’esprit à conserver et entretenir au-dedans de nous-même. Les cisterciens nous invitent à considérer le travail comme un moyen de s’enfoncer de plus en plus dans la vie de prière, et non comme une occupation qui nous en distrait. La solution aux problèmes de la distraction dans la prière trouve sa solution dans le travail. Car ce dernier occupe les sens sans occuper l’esprit. C’est en s’intériorisant, en se tenant dans son cœur en présence de Dieu que l’homme se retrouve. C’est pourquoi les moines cisterciens travaillent en silence. - Les Pères du Désert, eux, s’aidaient au travail par la récitation à mi-voix du psautier.- Prier, c’est être avec Dieu. On prie lorsque l’on travaille, si l’on travaille en gardant en soi le souvenir de Dieu. Les moines trouvaient leur liberté dans les tâches les plus viles ou les plus ordinaires parce qu’ils accomplissaient tout comme un service, une œuvre de Dieu, rien qu’en gardant dans le fond de leur cœur la présence intime de Dieu.

Cependant l’équilibre entre vie spirituelle et vie de travail se révèle très difficile et très fragile, indépendamment des tentations de la paresse ou de la richesse acquise par le travail, et cela de tout temps… Quelle part juste donner à l’otium, le repos spirituel, en faveur de l’opus, le travail pour que toutes les tâches restent subordonnées à la recherche de Dieu ? Dans la vie du moine, il s’agit de considérer la valeur du repos et celle du travail. Le labor manuum est pénitence, chemin de « conversion de mœurs » tandis que l’otium relativise le caractère d’utilité et de nécessités naturelles.

Le travail : un moyen pour aimer
Pour Isaac de l’Etoile, l’activité pénible rend possible l’exercice personnel de la charité car toute activité est un service qui ne peut rendre indifférent aux autres, aux soucis du monde. Pour lui, le travail est une ascèse sociale. En effet, il nous apprend à vivre avec les autres. La vita communis, ou vie de communauté, chez lui comme chez saint Bernard, ce n’est pas la « vie en communauté » mais « la vie du commun des hommes d’un milieu déterminé ». C’est en ce sens qu’il définit le travail du moine cistercien ainsi : le travail est manuel, pénible, dur, « operosius » ; le moine travaille pour gagner son pain et donner aux indigents. Le travail se vit en silence pour éviter le bavardage qui déverse l’homme hors de lui-même, le disperse, le bavardage étant le contraire du recueillement qui fait « habiter avec soi-même ». Le silence est la condition et le signe de l’intériorité, d’union à Dieu. Le travail est accompli dans l’obéissance, la soumission à un supérieur afin d’imiter le Christ. Le moine travaille en retrait du monde et avec d’autres frères parce qu’il ne lui est pas bon d’être seul, et qu’il a besoin des autres. Le travail est un signe de véritable pauvreté car la pauvreté, c’est le fait de mettre en commun tout ce que chacun peut avoir, et si le moine travaille beaucoup, ce n’est pas pour amasser et s’enrichir mais pour donner beaucoup.

Toutes ces considérations nous offrent une palette d’orientation pour vivre autrement notre rapport au travail et aux autres. Vécu comme un service, comme un chemin de conversion, comme un don et une grâce de Dieu, le travail fait bel et bien partie de la vie spirituelle et il est un moyen pour garder le contact avec Dieu et vivre en communion avec les autres.


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