Une spiritualité de l’amour

Une spiritualité de l’amour

« La source de la vie, c’est la charité. Je ne dirai donc pas vivante l’âme qui n’y puise pas. Et y puiser, comment le peut-elle, sinon en étant présente à la source même, c’est-à-dire auprès de la charité qui est Dieu ? Celui qui aime Dieu est donc présent auprès de Dieu dans la mesure où il l’aime. » Saint Bernard, Le Précepte et la Dispense[1].

La spiritualité cistercienne peut être qualifiée de spiritualité de l’amour. Elle s’est développée au cours du XII° siècle, considéré comme le siècle de l’amour, elle s’est élaborée au cours des âges jusqu’à nos jours où elle est encore amplement commentée, où elle attire de nombreux chrétiens, les laïcs cisterciens, car la spiritualité cistercienne s’est établie à partir de l’expérience de la vie. Des hommes, des chercheurs de Dieu, ont créé l’Ordre Cistercien mus par le désir de vivre l’Evangile, d’y être fidèles, mus par le désir de mener une vie plus authentique. Ils voulaient suivre « à la lettre » la Règle de saint Benoît ( petit manuel qui régit la vie monastique ), de façon radicale, dans son intégralité, c’est-à-dire dans ses profondeurs spirituelles. La vie cistercienne est née en 1098, avec la fondation de l’abbaye de Cîteaux par un groupe de moines venus de Molesmes, sous la conduite de Robert, Albéric et Etienne. Elle s’est répandue dans toute l’Europe avec beaucoup de succès, après un début difficile : des tracasseries de moines voisins qui les accusaient de rompre avec les anciennes traditions, des critiques face à l’originalité et l’austérité de la vie des moines dont on ne présageait pas longue vie, l’absence de vocations et la précarité matérielle. La spiritualité cistercienne, née de la pratique de la vie et des préceptes de l’Evangile, n’est pas, en ce sens, une spiritualité « éthérée », conçue à partir d’idées. C’est certes un état d’esprit, mais avant tout, c’est un mode, un choix de vie qui donne à l’Ordre Cistercien son charisme propre.

Cîteaux, c’est « l’école de l’expérience ». Dans tous les monastères cisterciens, établis dans le désert, c’est-à-dire en retrait du monde, on apprend à expérimenter Dieu dans la vie concrète : la vie commune, le travail, la psalmodie, mais aussi la vie spirituelle, la lectio divina, l’ascèse, le jeûne, les veilles, le silence et la solitude. Très vite, cette école de la vie, inaugurée par l’abbaye de Cîteaux a pris une caractéristique particulière, elle est devenue « l’école de la charité », selon une expression de Guillaume de Saint-Thierry (1085-1148), grand ami de saint Bernard. Les moines se donnaient à Dieu dans le but d’apprendre à aimer et à être aimé, car l’amour qui est Dieu est le sens de la vie, et donc le but de la vie monastique. Seul l’amour, en effet, peut justifier que l’on renonce aux honneurs, aux joies du monde. Seul l’amour justifie que l’on persévère jusqu’à la mort dans la voie étroite de l’Evangile qui conduit au paradis céleste. L’Ordre Cistercien a donné naissance à un essaim d’hommes venus de divers milieux qui ont choisi de vivre dans la simplicité, la pauvreté, l’austérité, en vue du Royaume. Parmi eux, certains se sont faits remarquer plus particulièrement. Leur personnalité, leur ferveur ont donné une teinte originale à « l’école de l’amour » et de la vie. Leur façon de concevoir la vie cistercienne à partir de leur propre expérience de la vie monastique, consignée dans des écrits, révèle bien ce qui se vivait au cœur des communautés cisterciennes, comme ce qui pouvait se vivre personnellement dans le cœur des moines. Leurs points de vue dévoilent leur idéal de vie.

Ainsi, pour Guerric d’Igny (+1157), le monastère cistercien est « l’école du Verbe » parce que dans le monastère, la Parole a une place centrale dans la vie du moine parce qu’il l’écoute et essaie de la mettre en pratique : la Parole est une nourriture et un « Miroir de la Charité », car quand l’homme qui cherche Dieu se penche sur les Ecritures, lorsqu’il les scrute, il voit et découvre l’image de Dieu et la sienne, il est en face de la Vérité par laquelle il apprend à devenir lui-même, à se conformer à l’image et au vouloir de Dieu. La Parole transforme le cœur de l’homme, et elle transforme sa vie dans la mesure où l’homme ne se contente pas seulement de l’écouter, de la recevoir, mais de lui obéir, de la pratiquer et de la transmettre par le témoignage de sa vie, d’une vie conforme à l’Evangile.

Pour Gilbert de Hoyland (+1172), le monastère est « l’école de l’humilité ». L’humilité est une grâce. Saint Benoît a écrit un long chapitre dans sa Règle sur cette vertu qui doit être le propre du moine. Le moine cistercien cherche Dieu avec humilité. En effet, aimer suppose que l’on soit humble. Sans cette disposition d’esprit, il ne peut y avoir d’amour sincère, dépouillé de l’égoïsme, de toutes convoitises. Aelred de Rievaulx, dans son traité sur l’amitié spirituelle, dit que lorsque l’on aime quelqu’un, il faut se considérer comme son inférieur, mais que si l’on n’est pas capable de se considérer et d’être comme tel qu’au moins, l’on se comporte vis-à-vis de celui que l’on aime comme son égal. Cela prouvera que l’on aime vraiment. L’humilité est donc la condition pour aimer dans la vérité, d’un cœur pur. Père Charles Dumont, moine de Scourmont, grand commentateur de saint Bernard (1090-1153) et de saint Aelred (1110-1167), me disait que l’on reconnaît « un vrai ami à la place qu’il donne au moi, à celle qu’il donne au toi, à celle qu’il donne à Dieu dans la relation. Celui qui aime vraiment, c’est celui qui pense à Dieu quand il aime. Aujourd’hui, on aime sans rien penser, on aime avec le souci de jouir. Il faut aimer avec le souci de plaire à Dieu ». En effet, si l’autre est plus important que moi, alors j’aime vraiment ; et si Dieu est en tiers entre moi et mon prochain, alors j’aime dans la vérité puisque j’aime sous le regard de Dieu qui est le seul qui puisse mettre un frein « aux caprices de l’affectivité », qui puisse mettre de l’ordre dans les sentiments.

Pour Bernard, l’abbé de Clairvaux, le monastère cistercien est « l’école du Christ » parce qu’on y suit le Christ. Le moine, en effet, n’a rien de plus cher que Lui. Suivre le Christ, c’est se mettre à son école, école de douceur et d’humilité, école de la Croix. Le moine endosse le joug du Christ jusqu’au bout, il assume, avec la grâce, sa condition humaine, il accepte ses faiblesses, ses limites, il se soumet en tout, à toutes les conditions de la vie monastique, ascétique, non par contrainte, mais avec joie. Par choix, il est fidèle. Pour saint Bernard, c’est aussi « l’école du Saint Esprit » car le monastère est le lieu où l’on accomplit tout « selon l’Esprit de Dieu » (RB 4). Tout ce que vit le moine, en effet, il le vit librement, parce qu’il l’a voulu, mais avec le secours de la Grâce. La Grâce est le moteur qui nous pousse à agir, et à réaliser ce que Dieu veut.
La vie cistercienne est une vie simple, pauvre. Une vie de prière, de communauté, de travail. Une vie de silence et de solitude du cœur. Vie équilibrée entre les exercices de la vie quotidienne, les corporalia et les spiritualia. Vie d’écoute de la Parole de Dieu. Vie d’ascèse, humble, d’obéissance. Vie de formation du corps, de l’âme, et du cœur. « A mesure que l’on avance dans la vie monastique, dit saint Benoît, le cœur s’élargit, et, dans l’ineffable douceur de l’amour, on poursuit sa course sur la voie des commandements divin.» (RB, prol.) Le cœur du moine devient large en menant la vie simple et pauvre qui lui est proposé. Aelred décrit le cœur du moine comme une arche spirituelle, dans Le Miroir de la Charité. Le cœur devient lui aussi, comme le monastère, un lieu d’amour, de vie où siège en son centre le Christ, puis ceux que l’on aime par amitié, que l’on étreint à l’intime du cœur, et tous ceux que la charité nous donne à aimer, nos frères, nos sœurs, nos proches, enfin nos ennemis.

La spiritualité cistercienne parle de tous les aspects de la vie monastique, des apprentissages divers de l’Evangile. Les écrits des Pères Cisterciens sont ainsi des témoignages littéraires, à la fois des commentaires de la Parole et de la Règle de saint Benoît, des lettres, des sermons liturgiques, des traités, des paraboles ou fables. C’est du vécu. Le style des auteurs est lié à leur personnalité et à leur expérience de Dieu et de la vie. Ils vibrent, sont sensibles, dévoilent leur profonde humanité. La spiritualité constitue, en ce sens, un héritage qui nous permet de vivre fidèlement le charisme cistercien, de le transmettre aux nouvelles générations, de le partager aux laïcs, à tous les chrétiens. Actuellement, nous vivons de la spiritualité de Cîteaux, nous sommes en apprentissage à l’école de la vie, de l’amour, à l’école du Christ, de l’humilité, du Saint Esprit, mais nous ne sommes pas des apprentis tels que le furent les moines du XII° ou XVII° siècle. Nous vivons de l’esprit cistercien, nous sommes habités par le même idéal que nos Pères : vivre l’Evangile dans son intégralité, sa profondeur spirituelle. Nous cherchons Dieu dans notre vie quotidienne. L’esprit cistercien qui nous a été transmis s’adapte au temps qui change, au monde qui bouge, aux nouvelles mentalités, réalités. Il rend la tradition vivante, il lui donne une « modernité ». La spiritualité cistercienne est capable de s’insérer dans le monde d’aujourd’hui, de nourrir intérieurement. Elle fait partie des nombreux trésors et richesses de l’Eglise. Elle est un don parmi d’autres dons faits aux hommes pour qu’ils vivent en Dieu, pour que, dans leur quête spirituelle, leur soif d’amour, ils trouvent le bonheur. La spiritualité cistercienne est une spiritualité unique au même titre que la spiritualité carmélitaine ou dominicaine, chacune étant liée aux charismes qui lui sont propres.

Sœur Marie-Benoît BERNARD, ocso.


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