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Présentation
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De l’école de l’expérience à l’école de la charité
Pour saint Benoît, père des moines en Occident, le monastère est une école, une école de la vie (2), de l’expérience. Vie et expérience sont, en effet, les deux mots-clefs de la Règle qu’il a écrite pour aider les moines à parvenir à l’union à Dieu, car tel est le sens et le but de la vie monastique : être uni à Dieu, être un avec lui, être présence pour la Présence, présent avec la Présence. Or, l’homme ne peut atteindre et prétendre, du moins directement, à une telle unité, à une telle union avec l’Être divin, car il a besoin d’être unifié en lui, d’être un avec lui-même, par la grâce de Dieu, pour le devenir avec les autres. Il lui est donc nécessaire d’être re-formé à l’image du Créateur, de se réformer. Bref, l’homme ne peut prétendre s’unir avec Dieu sans l’expérience du cloître, c’est-à-dire sans passer par une vie de conversion, sans une vie où il est éprouvé intérieurement, dans son corps, son cœur, son âme ; sans le secours des "armes", comme le dit saint Benoît dans son "Prologue", de la foi, des vertus théologales monastiques : l’humilité, l’obéissance, la charité qui permettent au moine de se réformer en se conformant à Dieu.
"La formation monastique – explique Père Charles Dumont – comprend (…) de façon ordonnée, l’éducation à la foi, la réforme morale, l’ascèse du corps et de l’esprit. Il est important de voir la continuité de l’école de la charité. Dès le point de départ une bonne inclination de la volonté oriente à sa suite les deux autres facultés de l’âme : intelligence et mémoire. C’est encore cette disposition du cœur (affectus) qui soutient l’élan de l’âme tout au long de son itinéraire de retour à Dieu. La charité est à la fois le but et le principe qui ordonne et informe les vertus et triomphe des passions. C’est elle qui donne leur sens aux observances qu’imposent une discipline de vie physiquement pénible, le contrôle et l’application des pensées et des affections aux choses de Dieu, et l’exercice de la charité fraternelle communautaire. (…) Si l’amour consiste à vouloir ce que veut celui qu’on aime, c’est le fait même de cette connaturalité, de cette conformité de vouloirs qui réalise l’union avec Dieu. Être semblables, c’est être unis ontologiquement, avant même d’en prendre conscience. C’est pourquoi l’expérience de l’amitié humaine sera pour Aelred d’une telle importance pédagogique, ainsi que l’amour fraternel. La formation consiste donc à restaurer dans sa forme originelle la créature déformée, pour la diviniser en la rendant conforme à son archétype divin, la forme étant le Christ, Sagesse de Dieu" (3).
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Le monastère est ainsi le lieu de l’apprentissage des armes de la Vie en Dieu ; c’est l’école du changement et de la réconciliation avec Dieu, avec soi-même et tous les hommes qui se trouvent présents dans les quelques frères réunis en communauté, qui "combattent sous une Règle et un abbé" (4).
Au XIIème siècle, avec le renouveau cénobitique amené par les Pères fondateurs de Cîteaux, Robert, Etienne, Albéric, bénédictins de Molesmes qui avaient le désir de revenir aux sources de la vie bénédictine, de vivre la Règle dans son intégralité, c’est-à-dire dans sa vérité et sa profondeur spirituelle, les Pères cisterciens ont employé cette image et cette appellation d’école pour qualifier le monastère – image qui est reflet d’une réalité et non purement gratuite – mais avec ce sens particulier d’école de charité – schola caritatis – qui place d’emblée le moine dans sa vraie vocation : celle de l’amour, l’amour de Dieu, de soi, du prochain. L’amour donne un sens à la Règle, à sa rigidité, aux préceptes monastiques de l’humilité, du silence, de l’obéissance, aux corporalia et aux spiritualia. Si Aelred définit notre Ordre comme étant celui de la Croix, c’est parce que le moine, à la suite du Christ, remet sa vie entre les mains de Dieu qui le façonne, le recrée pour ne livrer sa vie que par amour, dans l’amour :
"Nous, qui avons soumis les épaules de notre âme au joug de l’Evangile – que la parole du Sauveur affirme être suave – et au fardeau du Seigneur – que la même autorité affirme être léger – et qui sommes pourtant convaincus d’être à la peine, nous, dis-je, qui faisons profession de la croix du Christ, prenant la clef de la parole de Dieu, ouvrons la porte de notre intérieur" (5).
L’amour est une union à Dieu dans le sens où il permet au moine d’accéder à la connaissance de Dieu lui-même, de soi et des autres. Sans Dieu, l’homme ne peut se connaître et sans l’autre, il ne peut se reconnaître et il ne peut se convertir ; et sans la reconnaissance de l’autre, il ne peut pas demeurer avec Dieu. Sans le don de l’autre, il ne peut recevoir celui de Dieu. L’union à Dieu passe donc par une vie subordonnée aux autres, comme l’amour de Dieu qui canalise et offre un canal pour la charité fraternelle.
Saint Bernard développe ce point de vue dans diverses œuvres, comme dans ses traités De l’amour de Dieu, De l’humilité, ou encore, de façon remarquée, dans l’ouvrage qu’il adresse à un de ses moines devenu pape, Eugène III, intitulé De la Considération : la véritable conversion, comme le montre l’Abbé de Clairvaux, s’opère par l’exercice – l’expérience – de l’amour.
"Quelle que soit l’étendue de ton savoir, il te manquerait toujours, pour atteindre à la plénitude de la sagesse, de te connaître toi-même. (…) Il ne mérite pas le nom de savant, celui qui ne l’est pas de soi" (6).
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Pour saint Bernard, la conscience que l’on a de soi nous abaisse au même niveau que le prochain, nous révèle l’amour de Dieu qui a pris le choix de l’abaissement pour se faire connaître à l’homme. L’amour ne nous conduit pas à devenir des êtres supérieurs par rapport aux autres : « Si tu estimes qu’il est trop dur, voire impossible – dit Aelred – de faire passer avant toi celui que tu aimes, ne néglige pas d’en faire ton égal si tu veux être son ami. Car on ne cultive bien l’amitié qu’en veillant à maintenir l’égalité. Sois déférent à l’égard d’un ami comme envers un égal, dit Ambroise, et n’aie pas honte d’aller au devant de lui par tes bons offices car l’amitié ignore l’orgueil" (7).
L’exercice de l’amour- exercice quotidien du moine : les corporalia et les spiritualia – consiste dans le consentement libre et volontaire à la vie ascétique et à la vie fraternelle et communautaire, à conformer ou joindre sa volonté propre à celle de Dieu, à se rendre ainsi semblable à lui.
L’ascèse, c’est-à-dire le jeûne, les veilles, le travail, et la vie contemplative, c’est-à-dire la prière, la lectio divina, façonnent le religieux, dans son corps, son cœur, son âme et son esprit. Par le renoncement à sa volonté, par l’obéissance, l’humilité, le silence, la solitude, les contraintes de la vie commune, la vie monastique apparaît comme un labeur, contre nature, mais en réalité, elle est une grâce, ou plutôt, un état de grâce, un lieu où l’homme est éprouvé comme "l’or dans la fournaise". La vie monastique est grâce car elle offre les moyens et propose des conditions matérielles, psychologiques et spirituelles pour permettre au moine de passer de son état de nature, pécheresse et blessée, à un état surnaturel, divin, de guérison, de réconciliation avec lui-même, avec les autres, avec Dieu, un état d’union à Dieu. Ce nouvel état confère au moine une co-naturalité avec Dieu, une ressemblance. Mais ce passage à l’homme nouveau ne se réalise pas sans difficultés. Abandonner le vieil homme, quand la vie ascétique est rude, cela n’est pas facile… Chaque jour, il faut consentir, s’engager à nouveau. Ce consentement quotidien est au cœur du combat spirituel du moine.
Lorsque les moines de Clairvaux ont fondé des monastères cisterciens – ou réformé des abbayes d’autres ordres – en Angleterre, lorsqu’ils ont restauré la discipline de la vie monastique, des vagues de contestations se sont soulevées. Pour certaines personnes, l’ascèse était perçu comme un frein à la charité ; c’était une croix dans le mauvais sens du terme… Ces avis controversés sur la vie monastique incitèrent saint Bernard à solliciter Aelred de Rievaulx pour qu’il écrive un traité sur l’amour – but et sens de la vie cénobitique - "dans lequel (il) répliquerai(t) aux récriminations", pour montrer
"ce qu’une longue méditation (lui) a appris de l’excellence de la charité, de son fruit, de ses degrés, afin que nous percevions dans (son) ouvrage comme dans un miroir ce qu’est la charité, quelle douceur on éprouve à la posséder, quelle sensation d’accablement on éprouve dans la convoitise qui lui est contraire, combien la mortification de l’homme extérieur n’amoindrit pas – comme certains le pensent – la douceur de la charité, mais l’accroît plutôt, et enfin quel discernement il faut avoir en la manifestant" (8).
Aelred a donc composé un traité sur la charité à l’usage des moines, un traité d’éducation monastique, d’éducation du cœur, intitulé Le Miroir de la Charité. Ce livre, écrit sur plusieurs années, lui a été dicté par son expérience de la vie monastique : l’amitié y apparaît comme une forme de la charité et s’inscrit dans le cadre de la charité fraternelle.
Comme beaucoup de commentateurs d’Aelred l’ont montré, Le Miroir de la Charité et L’Amitié spirituelle – œuvre de maturité, écrite dans les dernières années de sa vie – forment un tout. Si le premier livre traite de la charité et de l’amitié qui est "la très sainte forme de la charité", la "douceur de la plus haute charité" (9), le second développe, dans un souci d’éduquer à la vie en commun, l’amitié comme charisme monastique et chemin d’amour fraternel. Pour Aelred – comme pour tous les Pères cisterciens et les moines et moniales d’aujourd’hui, la règle de l’amour est de mise au monastère, sans quoi l’ascèse et la vie cénobitique n’ont plus aucun sens, et la règle de l’amitié est de vigueur entre les frères, les sœurs sans quoi l’amour irait en tous sens, au gré des sentiments, à l’encontre de la Règle de saint Benoît. Le traité de L’Amitié Spirituelle se présente, en ce sens, comme une règle monastique de l’affectivité. Tout en nous livrant sa propre expérience et en s’appuyant sur des exemples scripturaires, sur sa connaissance de la Règle de saint Benoît, Aelred donne au "nouveau monastère" une nouvelle appellation, celle d’école de l’amitié. La vie cistercienne est une vie d’amitié.
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L’école de l’amitié
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L’amitié spirituelle est la voie par excellence pour apprendre l’amour. Elle est largement cultivée dans les cloîtres cisterciens au XIIème siècle, comme de nos jours, en ce début du XXIème siècle où on la redécouvre comme une grâce monastique. D’une part, elle est une grâce pour connaître Dieu ; et d’autre part, elle est un moyen pour connaître et se connaître. Or cette grâce nécessite la vertu, et donc l’exercice de la volonté qui permet de canaliser l’affectivité, les sentiments et d’aimer en vérité, en Dieu.
André Louf (10), ancien abbé du Mont des Cats, résume la doctrine d’Aelred en nous montrant que l’amitié est un charisme proprement monastique. Les charmes et les qualités spirituelles de l’amitié créent un lieu entre les amis où Dieu vient déposer sa grâce ; où l’ami apparaît sacrement qui révèle l’amour de Jésus. L’amitié est le sentiment par lequel les cœurs sont en communion ; elle donne chair et sentiment à l’amitié avec Jésus, et débouche sur l’amitié avec lui. La solitude monastique est au service d’une telle amitié. Le silence du cloître aide à cultiver la présence de Jésus pour qu’il devienne le compagnon intime de la solitude du moine. L’amitié monastique est bien au service de l’amour de Dieu, telle qu’elle est décrite à la fin du Miroir de la Charité. Cette description sert d’introduction succincte – et même de présentation – à L’Amitié Spirituelle.
Comme il est écrit dans Le Miroir de la Charité, il existe un ordre dans la charité, dont l’amitié constitue le sommet. Les observances monastiques ne sont pas des barrières à l’amour et à l’amitié, elles ne s’érigent pas contre les sentiments. Bien au contraire, elles assurent une voie de libération. L’être, libre de lui-même, de sa volonté propre, est capable d’aimer, d’aller jusqu’au bout et à l’essentiel, il est capable de discerner, c’est-à-dire selon une définition de saint Bernard, dans le Sermon 49 sur le Cantique des cantiques, d’agir en fonction de la raison, et non au gré des sentiments instables et aléatoires qui créent le trouble à l’intérieur de soi et tout autour de soi (11) :
"Là où l’ardeur est véhémente, là surtout est nécessaire le discernement, qui est l’ordonnance de la charité. (…) Le discernement est donc moins une vertu qu’un modérateur et un conducteur des vertus, un ordonnateur des sentiments et un instructeur des comportements".
La charité est le but de la vie monastique, son centre, son sens. Elle s’exerce de diverses manières, avec des degrés selon les personnes, la place qu’elles occupent dans "l’arche spirituelle" de notre cœur (12). Le cœur, lieu intime du moine, comme le monastère, lieu commun des frères, a donc besoin d’être ordonné, soumis à une certaine législation car nous n’aimons pas un ami comme un frère, comme un parent, parce que, d’une part, la nature nous porte à aimer ou à ne pas aimer – nous sommes pourvus et motivés par nos sentiments d’attirance, qu’Aelred définit ainsi : "penchant spontané et doux de l’esprit vers quelqu’un" (13) ; parce que, d’autre part, les commandements de Dieu nous invitent à aimer par dessus nos propres sentiments, avec notre raison, à aimer nos ennemis ; parce qu’enfin, la Règle de saint Benoît oblige à faire des choix préférentiels pour permettre à chaque moine de demeurer uni au Christ – par le lien de la dilection – et aux frères avec qui ont est engagé – par le lien de la charité fraternelle ; parce que la Règle induit le religieux, avec son libre consentement, à préférer ses frères, à placer l’amour de Dieu au cœur de sa vie (14) :
"Etant donné qu’une si grande multitude (de prochains) ne nous permet pas de suffire aux besoins corporels de tous, il reste à voir lequel d’entre eux il faut faire passer avant les autres : c’est ce que la raison délibérante va discerner. Considérons l’étendue de notre cœur comme une sorte d’arche spirituelle, faite d’un assemblage de bois imputrescibles, c’est-à-dire de bonnes mœurs et de vertus. Y ayant arrangé des compartiments et trois étages – c’est-à-dire des cabines spirituelles -, assignons une place à chaque personne d’après sa valeur et son rang. (…) Que ceux d’entre eux qui nous sont attachés par le très doux lien de l’amitié spirituelle soient plus tendrement cachés au plus intime et au plus secret de notre cœur ; qu’ils y soient plus étroitement étreints, plus doucement choyés" (15).
L’ordre, au fond de soi, ordonne l’affectivité, l’ordre, qui n’est autre qu’un mouvement de la raison, de la volonté propre, par lequel le moine s’impose une discipline des sens et des émotions pour demeurer moine et demeurer avec Dieu, seul avec le Seul, un avec lui.
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Moniales en oraison
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Le sommet de la charité, c’est l’amitié (16). Cette grâce, cette vertu, haut placée, dans le sens où elle conduit à l’amour de Dieu le plus parfait, nécessite une échelle, échelle faite de contraintes qui visent à éduquer les amis, à les éprouver l’un l’autre au cœur de leur relation, à ordonner les sentiments, car, comme pour l’humilité de saint Benoît, l’amitié demande des moyens spirituels. Le moine doit s’abaisser, renoncer à lui-même, descendre dans les profondeurs de son cœur, avoir "même vouloir et même non vouloir" (17), préférer la volonté de l’autre à la sienne (18), car l’amitié est un sentiment absolu. C’est ainsi que tout naturellement, le traité sur l’amour dans la vie monastique, Le Miroir de la Charité, s’achève sur cette notion d’amitié, car la vie du moine est de chercher l’union à Dieu, or cette union passe par celle que l’on a avec les frères. L’amitié est ainsi le premier échelon de l’échelle de la charité – scala caritatis (19) - de la vocation du moine cistercien qui va et vient entre l’amour de Dieu et celui du prochain, au sein de l’école de la charité – schola caritatis :
"N’est-ce pas avoir déjà part à la béatitude que de s’aimer et de s’entraider ainsi, de s’appuyer sur la douce charité fraternelle pour voler jusqu’aux étincelantes régions de la divine dilection, et, par l’échelle de la charité, tantôt de monter vers l’étreinte du Christ, tantôt de descendre vers l’amour du prochain pour y trouver un délicieux repos ?" (20).
En ce sens, l’amitié est décrite dans son absolu. C’est une jouissance et une béatitude, non pas une simple joie, mais une joie habitée, en mouvement. Elle est capable de procurer cette double grâce, dans la chasteté, qui n’enferme pas dans le plaisir égoïste, mais ouvre au partage entre frères et conduit à l’expérience de la communion, car jouir,
"c’est faire usage avec joie et délectation (…) Mais seuls auxquels nous sommes attachés par affection (…) seuls ceux-là peuvent procurer douceur de vivre et délectation de l’esprit" (21).
Aelred nous dépeint ainsi l’amitié spirituelle par rapport à ses fruits, à ce qu’elle procure intérieurement. Elle est union, repos et bienfait, jouissance, paix, amour. Elle atteint chacun des amis dans sa triple dimension humaine physique, psychique, sentimentale, c’est-à-dire dans son corps, son âme, son cœur. L’être spirituel est constitué de ces trois facettes. Comblé à ces trois niveaux, il peut s’élever vers Dieu, il a la capacité de porter son amour vers celui de Dieu, d’aimer son ami en Dieu, puisque l’amitié spirituelle n’est autre qu’une union avec Dieu, qu’un don de l’Esprit, selon la définition qu’en avait donnée saint Augustin dans Les Confessions :
"Il n’est de vraie amitié que celle que tu cimentes entre des êtres unis entre eux grâce à la charité répandue dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné" (22).
Et qu’Aelred a repris ainsi :
"Celui qui connaît la douceur de jouir d’un ami, qu’il veille à en jouir dans le Seigneur, non selon le monde, non pour le plaisir de la chair, mais dans la joie de l’esprit" (23).
L’amitié spirituelle est ainsi une union soumise au regard de Dieu, législateur des sentiments, des émotions, promoteur de la chasteté parce qu’il en donne l’impulsion. Elle est communion, plonge au cœur du mystère de la Trinité, et transfigure celui de la communauté : "Avec lui (avec l’ami) dans le sommeil de la paix, l’étreinte de la charité et le baiser de l’unité, la douceur de l’Esprit Saint s’écoulant de l’un à l’autre ; bien plus tu peux être tellement uni et attaché à lui, ton esprit peut être tellement mêlé au sien qu’à plusieurs vous ne faites plus qu’un" (24).
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Moniales échangeant près du babillard
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Le visage de l’amitié est trinitaire, comme celui de Dieu. A la fin du livre premier de L’Amitié Spirituelle, Aelred affirme que "Dieu est amitié" (25). Cette affirmation arrive après qu’il ait défini l’amitié comme étant la sagesse même, une grâce et une vertu qui demeure ; après qu’il ait discerné les différents attributs de cette forme d’amour : vérité, éternité, charité. Pour l’Abbé de Rievaulx, ceux qui connaissent l’amitié vivent une sorte de sacrement de Dieu par leur union sincère ; et, en ce sens, ils expérimentent la grâce qui lie le Père, le Fils et le Saint Esprit. Non seulement les mais sont unis en Dieu, mais avec lui ; ils sont en communion entre eux et avec la Trinité. Le lien établi entre les amis et Dieu est un lien de ressemblance. Car, non seulement, l’amitié est le lien d’amour par lequel l’homme est relié à celui qui est l’Amour et dont l’amour est amitié, mais elle est un moyen par lequel l’homme atteint la perfection, la "très sainte forme de la charité" (26). Dieu est donc amitié. Jésus a manifesté, tout naturellement cette forme d’amour, notamment avec saint Jean. Et Aelred cite cette union à titre d’exemple et de preuve. Par là, il signifie que si Dieu est amitié, l’homme l’est aussi ; il signifie que lorsque le moine agit dans l’amour, par amour, son amour, son amitié manifestée est le signe de la présence de Dieu.
Mais Aelred cite l’amitié de Jésus et de Jean parce qu’elle se caractérise surtout comme chemin de sagesse et d’union sacrée dans un milieu divin, c’est-à-dire comme une communion, cette communion que nous trouvons définie par Baudoin de Ford, dans son traité sur la vie commune, à la fois, comme mise en commun de l’amour et amour de la mise en commun. "La charité qui nous habite a deux compagnes inséparables, et qui expriment son besoin profond : l’amour de la m se en commun et la mise en commun de l’amour. Si l’une d’elles vient à lui manquer, la charité n’est plus heureuse, elle qui ne cherche que le bonheur de la mise en commun de son bien et d’elle-même. S’il y a communauté de bien, mais non d’amour, la charité est bancale : il lui manque un élément indispensable ; s’il y a communauté d’amour mais non de bien, la charité est encore bancale : il lui manque un élément indispensable. Tout cela doit se trouver dans la charité, celle qui est en nous, et celle qui est entre nous" (27).
"C’est à un seul, et non à tous – écrit Aelred – qu’il a permis de reposer sur son sein très suave et signe de particulière dilection, afin qu’une tête virginale soit soutenue par les fleurs d’un sein virginal et que la retraite odoriférante de la céleste couche instille le parfum des aromates spirituels dans un cœur virginal avec d’autant plus d’abondance qu’avec plus de proximité" (28).
Notons dans ce passage qui illustre l’état de communion et de proximité avec Dieu, la notion de parfum à travers les expressions "la retraite odoriférante", "le parfum des aromates spirituels" qui mettent en évidence les fruits de l’amitié, la sorte de jouissance qu’elle procure : la douceur qui a l’aspect de l’Esprit Saint. Le Christ transmet à Jean son parfum (son Esprit) et sa grâce (le don de la vie) ; ces dons resserrent les liens, la proximité, scellent l’union, union qui n’est pas fusion.
Nous pouvons rapprocher cet extrait du Sermon 23 sur le Cantique des cantiques de saint Bernard (29), où ce dernier distingue trois celliers – le cellier des aromates, des parfums et du vin – comme étant les lieux de passage, de croissance dans la vie monastique, où se transmet une grâce de vie. Le premier cellier est le lieu de la re-création, c’est le noviciat. Le novice est "concassé", trituré, mis à l’épreuve, c’est-à-dire mis en forme au niveau de la volonté, de l’intelligence et de l’affectivité. Après ce temps d’adaptation, de formation, le jeune moine peut entrer dans le deuxième cellier qui est le lieu de la vie commune, du partage, de la mise en commun de l’amour. Le parfum qui donne le nom de ce cellier traduit la douceur du lien fraternel qui n’est autre que la grâce, le don qui préserve l’unité et garantit la communion. Ce parfum, cette saveur odoriférante est transmise par l’exercice de la charité. Or cette charité n’est praticable que dans la mesure où le novice, préalablement, a soumis sa volonté, son intelligence, son affectivité, non plus à sa propre directive, mais à celle de Dieu, dans la mesure où tout son être intérieur, tout en restant lui-même, s’est conformé à l’attitude commune, s’est soumis à un abbé par l’obéissance ; autrement dit, lorsque le novice n’aime plus avec ses sentiments mais avec la raison, quand celle-ci le gouverne. Le troisième cellier nous intéresse moins. Nommé aussi cellier de la grâce, il ne concerne que ceux qui sont appelés à devenir la tête de la communauté fraternelle. Nous retenons les deux premiers qui nous montrent que la vie en frères est une vie d’amitié, soumise aux mêmes contraintes que l’amitié, à des lois, dont les fruits sont identiques. En liant le texte d’Aelred avec celui de Bernard nous pouvons dire que l’amitié est un charisme proprement monastique, que le chemin de la vie fraternelle passe par celui de l’amitié, qu’elle est union des êtres qui se sont unis en Dieu, pour Dieu, avec Dieu, qu’elle est le résultat d’une éducation affective de l’être, d’une mise en ordre des sentiments.
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Aelred nous offre plusieurs illustrations lorsqu’il nous partage son expérience de vie fraternelle à Rievaulx, la vision qu’un jour, il a eue de ses frères dans le cloître, vision qui lui a procuré une grande joie : "Avant-hier, je parcourais les cloîtres du monastère ; plusieurs de mes frères très aimés étaient assis et je me trouvais comme au milieu des charmes du paradis : j’admirais les feuilles, les fleurs et les fruits de chacun de ces arbres. Dans le nombre, je n’en découvris aucun que je n’aimais pas et je pouvais être sûr d’être aimé de chacun. Je fus inondé d’une joie si grande qu’elle dépassait toutes les délices du monde. Je sentais que mon esprit se transfusait en eux et que leurs sentiments d’affection se transvasaient en moi. Du coup, je m’écriai avec le prophète : Voyez comme il est bon, comme il est doux d’habiter en frères tous ensemble" (30).
L’amour qu’éprouve ici Aelred, "dans la joie de l’Esprit" (31), est un "amour d’affection" dont parle saint Bernard dans le Sermon 50 sur le Cantique des cantiques (32). Il s’agit d’un amour donné, où celui qui aime, aime naturellement, sans efforts, non plus sous le giron du commandement qui invite à aimer lorsque l’on n’aime pas, mais sous " le précieux giron de l’amitié" (33) qui est une "jouissance de ceux que nous aimons d’un amour provenant de la raison mais aussi d’un amour provenant d’un sentiment d’attirance" (34), c’est-à-dire d’un amour d’affection, d’affectus (35).
"Elle est la sagesse, qui savoure toutes choses selon ce qu’elles sont. Par exemple, ce que la nature estime davantage, l’affection en fait plus de cas elle aussi ; elle fait moins de cas des moindres choses, et aucun cas des choses infimes. L’ordre de la charité active, c’est la vérité de l’amour qui l’établit ; l’ordre de la charité affective, c’est l’amour de la vérité qui l’exige ainsi. Dans le premier cas, la charité est vraie, puisque ceux qui ont plus de besoin reçoivent la priorité. Dans le second la vérité apparaît vraiment aimée, puisque nous suivons dans notre affection l’ordre que la charité suit selon la raison" (36).
Lorsqu’il évoque l’amitié particulière qui l’a liée à un frère de tempérament colérique, dans L’Amitié Spirituelle, Aelred nous montre que la véritable amitié est celle que l’on noue par la raison. Non seulement, elle met de l’ordre dans les sentiments, mais elle oriente la volonté.
"Gauthier : "Nous t’avons vu entretenir très fidèlement une amitié avec un homme fort colérique et nous avons entendu dire que, jusqu’à la fin de sa vie, il n’a jamais été lésé par toi alors que tu l’avais souvent été par lui".
Aelred : "(…) S’il arrive de prendre en amitié des gens de cette sorte (naturellement irascibles), nous devons les supporter avec patience ; et puisque nous sommes certains de l’affection de cet ami, nous devons lui pardonner ses intempérances de parole ou d’action, ou en tout cas l’avertir de ses excès, sans aigreur et avec tact. (…) Cet homme m’est assurément très cher ; je l’ai un jour pris en amitié et je ne saurais plus ne pas l’aimer. J’ai sans doute été plus fort que lui dans cette affaire : nos deux volontés ne convergeant pas, il ne fut plus aisé de briser la mienne que lui la sienne. Puisque l’honnêteté n’était point compromise, que la fidélité n’était pas lésée, que la vertu n’était pas rapetissée, il fallait bien céder à un ami, supporter qu’il sorte de ses gonds et, au moment où sa paix était en danger, préférer sa volonté à la mienne" (37).
Cet "amour d’amitié" est un "amour de raison", selon l’expression de Bernard dans son Sermon 50. Il s’agit d’un lien affectif qui tient compte du commandement de l’amour, qui ne s’arrête pas ainsi au moindre obstacle, qu’il soit d’ordre naturel ou psychologique. L’homme se force, n’aime pas en fonction de ses sentiments, mais de sa raison plus forte que les sentiments, car elle est capable de soumettre à l’amour, dans l’amour ; elle permet d’aimer autrement qu’"avec un cœur sec" (38), en donnant du sens, du goût à l’affection. L’amitié est ainsi soumise à une sorte de discipline affective, calquée sur la discipline de la vie communautaire.
Concrètement, de nos jours, des aspects de la vie monastique ont changé, mais nous avons conservé ce que nous appelons "la spiritualité de nos Pères", la profondeur, mieux la saveur.
Le Rivet, comme tous les monastères de notre Ordre, est une école de la charité et de l’amitié. Mais moines et moniales du XXIème siècle, nous sommes des héritiers qui avons décidé de vivre en conformité avec notre temps. Les moines de Clairvaux ou de Rievaulx vivaient en homme du Moyen Âge, différemment que les moines du VIème siècle du temps de saint Benoît : ils agissaient, pensaient en fils spirituels. Nous de même, nous qui sommes habitées par le désir de vivre la grâce de Dieu, en Dieu.
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(1) Lettre de saint Bernard à Aelred, citée en exergue du Miroir de la Charité, ed. Bellefontaine, 1992, p. 25 (2) Cf. Prologue de la Règle de saint Benoît (3) Dumont Charles, Sagesse ardente : à l’école cistercienne de l’amour dans la tradition bénédictine, chapitre 12 : « La formation cistercienne », ed. Pain de Cîteaux, n°8, 1995, pp. 279-281 (4) Règle de saint Benoît, chapitre 1, 2 (5) Aelred de Rievaulx, Le Miroir de la Charité II, pp. 122-123 (6) Saint Bernard De la Considération II, 6, traduction Pierre Dalloz, ed. Didier & Richard, 1943, pp. 70-71 (7) Aelred de Rievaulx, L’Amitié Spirituelle III, 96-97, ed. Bellefontaine 1994 (8) Aelred de Rievaulx, Le Miroir de la Charité, 1 et 6, op. cité., p. 23 et 26 (9) Ibid, III, 110, pp. 264-265 (10) Dans La voie cistercienne, à l’école de l’amour, ed. Desclée de Brouwer, Paris, 1980, pp. 142-143 (11) Sermon 49 sur le Cantique des cantiques, paragraphe 5, ed. Cerf, Paris, 2000, p. 337 (12) Aelred de Rievaulx, Le Miroir de la Charité III, 103, op.cit., p. 260 (13) Ibid, III, 31, p. 202 (14) Cf. Règle de saint Benoît, chapitre 72 : "Du bon zèle" (15) Aelred de Rievaulx, Le Miroir de la Charité III, 103 et 106, op. cit., pp. 260-261 (16) Ibid, III, 110, p. 264 (17) Aelred de Rievaulx, L’Amitié Spirituelle III, 124, op. cit., p. 94 (18) Ibid, III, 20, p. 60 et III, 38, p. 65 (19)Aelred de Rievaulx, L’Amitié Spirituelle III, 127, op. cit., p. 95 (20) Ibid (21) Aelred de Rievaulx, Le Miroir de la Charité III, 108, op. cit., p. 263(22) Saint Augustin, Les Confessions IV, IV, 7, ed. La Pleiade, Galliard (23) Aelred de Rievaulx, Le Miroir de la Charité III, 111, op. cit., p. 265 (24) Ibid, III, 109, p. 264 (25) Aelred de Rievaulx, L’Amitié Spirituelle I, 69-70, op. cit., p. 36 (26) Aelred de Rievaulx, Le Miroir de la Charité III, 109, o. cit., p. 264 (27) Baudoin de Ford, De la vie commune ou cénobitique, ed. Pain de Cîteaux, 1975, p. 26 (28) Aelred de Rievaulx, Le Miroir de la Charité III, 110, op. cit., p. 265 (29) Saint Bernard, Sermon 23 sur le Cantique des cantiques, ed. Cerf, Paris, pp. 209-217 (30) Aelred de Rievaulx, L’Amitié Spirituelle III, 82, op. cit., pp. 77-78 (31) Aelred de Rievaulx, Le Miroir de la Charité III, 111n op. cit., p. 265 (32) Saint Bernard, Sermon 50 sur le Cantique des cantiques, ed. Cerf, Paris, 2000, pp. 360-363 (33) Aelred de Rievaulx, Le Miroir de la Charité III, 109, op. cit., p. 264 (34) Ibid, III, 110, p. 264 (35)Ce mot latin désigne à la fois la volonté et l’affectivité. (36) Saint Bernard, Sermon 50 sur le Cantique des cantiques, 6, op. cit. (37) Aelred de Rievaulx, L’Amitié Spirituelle III, 16-20, op. cit., pp. 59-60 (38) Saint Bernard, Sermon 50 sur le Cantique des cantiques, op. cit.
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