« Dieu n’existe pas comme un objet, une possession, un perçu, un vis-à-vis. Il reste éternel et soustrait aux prises de la connaissance humaine. Il doit être cherché. […]. Le chrétien ne peut jamais être « sûr » de Dieu, il doit le chercher et sa foi consiste précisément à ne jamais renoncer à cette recherche. […]. Dans toute l’histoire du christianisme, il y eut des croyants qui se comprirent comme des chercheurs de Dieu et furent appelés ainsi : moines. »[1]
Chercher Dieu, c’est le propre du moine, le propre de tout baptisé. Quand saint Benoît confie à un ancien un novice, c’est à la fois pour qu’il l’accompagne comme un père spirituel et comme un ami, dans la découverte de la voie monastique, mais aussi, pour qu’il discerne l’authenticité de sa vocation, pour qu’il « regarde attentivement si le nouveau venu [dans la vie monastique] cherche vraiment Dieu »[2].
La voie de la vie monastique est un chemin parmi tant d’autres pour chercher Dieu, chercher le bonheur. Elle propose des moyens qui lui sont particuliers : l’obéissance à une Règle et à un abbé, la prière, la lectio divina, le travail, la vie commune et solitaire, le silence. Car chercher Dieu, ce n’est pas attendre : c’est agir.
Les Pères fondateurs de Cîteaux et les maîtres spirituels cisterciens, comme Bernard de Clairvaux, Aelred de Rievaulx, Gilbert de Hoyland que j’ai choisis pour illustrer cet exposé, nous ont légué cet art de la quête, qui, par le biais de la vie monastique, consiste à considérer Dieu comme un trésor caché dans le tréfonds de son cœur. Chercher Dieu, et le trouver, pour eux, c’est vivre uni à Dieu qui nous habite. Ainsi, ce que les moines et les moniales cisterciens cherchent depuis des générations à leur exemple, c’est la présence de Dieu, ou plutôt à être présents à Dieu, attentifs à sa présence tout au long de leur journée, quoiqu’ils fassent, qu’ils lisent ou travaillent, qu’ils mangent ou dorment, qu’ils prient dans le secret ou psalmodient à l’église, qu’ils soient seul ou avec d’autres : « Il nous faut chercher Dieu quand nous sommes seuls, il faut le chercher aussi quand nous nous réunissons à plusieurs »[3]. Dieu se cherche en tout lieu et en tout temps. Dans un sermon divers, Bernard explique à ses moines que Dieu seul est « présent », qu’il est partout, « son être est d’être ce qu’Il est »[4].Par conséquent, pour l’abbé de Clairvaux, lorsque l’on cherche Dieu, la question qu’il faut se poser n’est pas : « Où est-il ? », mais « Où n’est-il pas ? ». Celui qui ne trouve pas Dieu, c’est celui qui vit dans le péché, car le pécheur n’est nulle part. Ainsi, la clé de la recherche de Dieu consiste à être et à vivre en vérité. C’est être avec Dieu que d’être et vivre en vérité.
Chercher est donc le fait de veiller, de guetter pour être présent, être avec Dieu. Les moines cherchent ainsi à saisir Dieu, tout en sachant, en expérimentant, le fait qu’ils ne pourront jamais le posséder parfaitement, sinon au ciel : « Dieu est aussi étonnant que digne d’être aimé, puisqu’on le trouve sans le chercher, et qu’on le cherche sans le trouver»[5]. C’est en ce sens que les Pères cisterciens du XII° siècle nous apprennent à saisir Dieu par les sens spirituels, la mémoire, la foi et l’espérance, en goûtant la présence de Dieu à l’intime du cœur : « Que ta voix résonne à mes oreilles, bon Jésus, afin que mon cœur, mon esprit et les profondeurs de mon âme apprennent à t’aimer. Que la moelle la plus intime de mon cœur t’étreigne, toi mon seul et unique vrai bien, ma douce et délicieuse joie »[6] .
Dieu nous visite. Il s’approche de nous par sa Parole, son Corps dans l’eucharistie, par l’intermédiaire de ses saints, celle de Marie surtout, nous dit Aelred, dans le Sermon 20 pour l’Assomption de sainte Marie, Marie qui nous entraîne dans la recherche vraie de Dieu. Il s’approche aussi par les observances monastiques qui sont une forme d’attention à Dieu et une quête de sa présence, nous dit Gilbert de Hoyland, dans le Sermon 1 sur le Cantique des cantiques. Mais c’est la prière et la grâce qui nous permettent de rencontrer Dieu. Lorsque l’on cherche Dieu, il faut lui demander de se laisser trouer et compter sur sa grâce. « Allons au tombeau des Ecritures, allons avec les aromates d’une tendre dévotion, cherchons-y notre Seigneur, cherchons avec foi, avec dévotion, avec amour. […]. Mais qui roulera pour nous la pierre à l’entrée du tombeau, c’est-à-dire l’enveloppe de ces Ecritures, afin que nous puissions trouver ce que nous cherchons ? Que son ange, c’est-à-dire sa grâce soit là ! »[7]. « Nous nous étions proposé de chercher encore Celui que nous n’avons jusqu’ici qu’imparfaitement découvert, et qu’on ne saurait trop chercher. Mais il se peut que la prière soit plus convenable pour cela que l’analyse, et d’un emploi plus efficace »[8].
Les écrivains cisterciens ont beaucoup parlé du thème de la quête de Dieu. Parmi eux, certains en ont parlé en prenant comme appui scripturaire, le chapitre 3, versets 1-4 du Cantique des cantiques : «Toute la nuit, sur mon lit, j’ai cherché celui que mon cœur aime. Je l’ai cherché mais ne l’ai point trouvé. Je me lèverai donc, et parcourrai la ville. Dans les rues et sur les places, je chercherai celui que mon cœur aime. Je l’ai cherché mais ne l’ai point trouvé ! Les gardes m’ont rencontrée, ceux qui font la ronde dans la ville. –« Avez-vous vu celui que mon cœur aime ? » A peine les avais-je dépassés, j’ai trouvé celui que mon cœur aime. Je l’ai saisi et ne le lâcherai point ». Les auteurs monastiques, comme Aelred et Gilbert qui retiennent particulièrement mon attention, ont librement commenté ce passage biblique. Il est aisé de reconnaître dans les écrits de ces Pères leurs expériences personnelles, de considérer leurs commentaires imagés comme des témoignages à part entière qui ont pour effet de nous renvoyer à notre propre expérience, d’éveiller ou de raviver en nous le désir de Dieu, et surtout de nous mettre sur des voies de recherche simples, à la mesure de nos limites et faiblesses humaines.
Si le livre du Cantique des cantiques a intéressé et a été commenté par les Pères cisterciens, c’est parce qu’il représente le livre de l’aventure contemplative et mystique, le livre de l’expérience chrétienne où « chercher » et « trouver » ne font qu’un. Chercher est plus qu’une pure attente. Car à partir du passage de Dieu dans notre vie, on se met en quête de Dieu. C’est sa grâce, donc une certaine forme de sa présence qui suscite en nous le désir de le rechercher. Trouver, ce n’est pas saisir, retenir celui que l’on cherchait, car Dieu passe dans notre vie et nous attend toujours au-delà de notre expérience spirituelle. Chercher, cela suppose donc et le combat de la sanctification, et l’affrontement des défis de la vie fraternelle : l’acceptation de la volonté divine.
Le Sermon 20 pour l’Assomption de sainte Marie d’Aelred de Rievaulx est une véritable initiation à ce que doit être la recherche de Dieu pour un moine, un baptisé. Marie y apparaît comme un modèle à imiter, car elle est « la plus éminente, la plus heureuse, la plus aimable, celle qui savoure le plus intimement [la] douceur [de Dieu]. […]. Elle n’est pas seulement pour [Dieu] une créature, une servante, une amie, une fille, mais également une mère »[9].
Pour l’abbé de Rievaulx, il faut chercher Dieu dans sa mémoire, à l’exemple de Marie qui gardait vivant, dans son petit lit, c’est-à-dire « la chambre secrète de son cœur », le souvenir de la beauté de son Fils, qu’elle a bien connu puisqu’elle a été sa mère. Déjà, avant l’Incarnation, à l’intime du cœur où elle gardait en mémoire les Ecritures, Marie cherchait Dieu, à la suite des patriarches, avec sa foi et son amour, sa foi en la promesse de la venue sur terre du Messie. C’est en ce sens qu’Aelred place la recherche de Marie dans le passé mais qu’il place sa dilection dans le présent, selon la parole du Cantique : « J’ai cherché celui qu’aime mon âme ». Aelred nous enseigne à chercher Dieu avec la même ardeur amoureuse, la même foi, la même espérance que Marie, mais aussi en se soumettant à la volonté divine car l’obéissance aux évènements de la vie, comme aux ordres d’un supérieur, est le moyen et la grâce de trouver plus sûrement Dieu sur terre, même si c’est dans la souffrance, la nuit.
La Vierge Marie, en effet, selon une « interprétation » des Ecritures d’Aelred, a aussi cherché Dieu durant la Passion et après l’Ascension de son Fils. La recherche de Marie avait été d’abord motivée par l’affection, en vertu d’un sentiment charnel, car elle était sa mère, et donc, légitimement, elle souhaitait délivrer son Fils de la mort, ou subir elle-même la mort. La souffrance de son Fils lui était difficilement supportable. Quand Marie cherchait ainsi, elle n’a pas trouvé Dieu, nous dit Aelred, puisque sa volonté qui était charnelle ne s’est pas réalisée, cette volonté selon laquelle elle aurait voulu soustraire son Fils de la souffrance. Alors qu’il n’était vraiment plus là, charnellement saisissable, elle l’a trouvé en acceptant la mort de son fils et en espérant le retrouver au Ciel.
Gilbert de Hoyland, dans le Sermon 1 sur le Cantique des cantiques, expose avec poésie, mais de façon pragmatique, concrète, la recherche comme mystère et grâce. Il nous indique les moyens pour chercher, en suivant les observances, mais surtout il nous indique la condition intérieure (ou disposition du cœur et d’esprit) avec laquelle on doit chercher Dieu, car sans elle, la recherche demeurera infructueuse. Cette condition nécessaire, c’est la nuit. Il faut faire la nuit (et non le vide) autour de soi et en soi.
La nuit dont parle Gilbert n’a rien à voir avec la « nuit des sens » de saint Jean de la Croix, celle de l’expérience mystérieuse de l’absence de Dieu, d’une certaine souffrance intérieure qui nous pousse à chercher, qui nous fait soupirer, crier vers Dieu, mais c’est la « nuit lumineuse », nuit qui nous met à l’abri des troubles et des soucis de monde, nuit qui nous confère le sens « d’un certain oubli
», d’ un « sage oubli ».
Pour Gilbert, la quête de Dieu se mène la nuit, dans « notre petit lit », c’est-à-dire, la solitude et la pureté du cœur, la liberté intérieure, dans un esprit de disponibilité. Par contre, dans le Sermon 15 des Sermons Divers, saint Bernard, lui, demande à ses moines de chercher Dieu en dehors du lit. Pour lui le « petit lit » est l’image de « la terre de ceux qui coulent une vie douce et facile »[10].
Pourquoi chercher Dieu dans son lit ? C’est qu’en effet, pour Gilbert de Hoyland, la recherche de Dieu « est un fervent labeur » qui n’est pas facile car la quête de Dieu dure toute la vie, dans la nuit, dans la foi. C’est pourquoi il est nécessaire de connaître « la tranquillité d’esprit », c’est-à-dire la paix. Il faut être habité d’un esprit pur, libéré des pensées futiles, des mauvais désirs. Un esprit libre est la condition pour connaître la paix. C’est « dans le secret repos de l’esprit, qu’on le cherche plus librement, qu’on le trouve plus rapidement, qu’on le saisit plus sûrement »[11]. Le secret du repos de l’esprit, c’est le petit lit qui est alors le lieu où l’esprit renonce à ses occupations pour rester librement disponible car « plus l’esprit se trouve dégagé, plus aussi il se déploiera dans la mesure de ce qu’il aime »[12]. Les soucis du monde, en effet, rendent insensible l’âme et enferment l’esprit dans une sorte de callosité. C’est en ce sens que Gilbert de Hoyland évoque la « nuit de l’ignorance », cette nuit bienheureuse qui offre « le sens d’un certain oubli », d’un heureux oubli qui établit dans l’amour du Christ. « L’ombre épaisse de l’oubli » enveloppe soucis et troubles : elle libère. Cet oubli, c’est celui du passé, de ce qui est en arrière, ce sont aussi les idées propres qui souillent l’âme. La nuit, en effet, dissimule ce qui est d’ordre temporel, « dégageant le temps et multipliant les occasions de rechercher celui qui est Eternel ». Elle « dissimule dans un sage oubli », « recouvre la convoitise, le souci, la pensée que suscite le monde ».
Cette nuit du sage oubli va de pair avec l’ombre qui évoque des cachettes, des lieux retirés plus propices à la quête de Dieu, à la contemplation. L’ombre, c’est alors « l’oubli des réalités visibles », et la nuit, c’est « leur complet oubli ». Mais le labeur de la quête de Dieu est heureusement interrompu, nous dit Gilbert. Il est interrompu par le jour qui est la présence de Dieu, sa grâce. Si le labeur cesse un temps, la quête, elle, est continue. Ainsi dans la nuit, ne s’éteint pas la lumière nécessaire (ou le souvenir du jour) pour chercher le bien-aimé. Et si les nuits sont « si obscures », elles sont cependant « lumineuses », habitées par la grâce.
Aelred et Gilbert se ressemblent dans leur façon de considérer la quête de Dieu, même si leurs propos sont différents. Pour ces deux abbés, une chose est essentielle : l’amour. Sans l’amour, il n’y a pas de quête. « C’est la charité d’un cœur pur et d’une bonne conscience, oui, c’est elle qui le recherche », nous dit Gilbert. Car « celui qui t’aime te saisit, et il te saisit dans la mesure où il aime parce que tu es toi-même amour, tu es charité »[13], nous dit Aelred. Pour tous les deux, la quête de Dieu prend tout l’être : le cœur, l’âme, le corps. Elle nous engage totalement. Ces Pères étaient réalistes. Leurs enseignements visaient à encourager leurs frères à demeurer fidèles à leur profession monastique. Quand on cherche Dieu, on ne peut le chercher à moitié, un peu ou pour un temps. On le cherche toute la vie, quand tout va bien et quand tout va mal : « Comment cet époux spirituel s’approche-t-il, et comment s’éloigne-t-il, lui qui est partout et qui ne fait jamais défaut puisqu’il est tout entier présent toujours et partout ? Lorsque nous sommes harassés par des contrariétés, c’est comme s’il s’éloignait ; lorsque nous sommes réconfortés par quelque succès, c’est comme s’il revenait. Lorsque sa grâce visite notre âme, c’est comme s’il était présent ; lorsqu’elle nous est retirée, c’est comme s’il était loin. Heureuse l’âme avec qui Dieu fait tout cela sans avoir à s’inquiéter, si l’on peut ainsi parler. Vraiment le cœur de son époux a confiance en elle. Heureuse l’âme qui n’est pas brisée par les contrariétés et qui ne se relâche pas dans le succès, qui ne murmure pas contre celles-là et ne s’enorgueillit pas de celui-ci. Heureuse l’âme qui ne désespère pas quand la grâce lui est enlevée, et qui ne s’élève pas au-dessus des autres quand la grâce est présente. […] Courage frère, qui que tu sois. Hier, tu as versé des larmes, tu as ressenti l’immense douceur qui vient de Dieu ; sache que ton époux était là près de toi. Aujourd’hui, les choses ont tourné en leur contraire. Ton époux est loin. Il est loin, toi sois fidèle »[14].
Le labeur de la quête, c’est la voie de la passion amoureuse de Dieu qui consiste « à courir sur les chemins des commandements de Dieu, le cœur rempli d’un amour si dense qu’il n’y a pas de mots pour le dire »[15], qui consiste à « se laisser conduire par l’Evangile »[16], à la grâce de Dieu. Le labeur de la quête, c’est un cheminement qui part du quotidien de la vie et s’achève au ciel. Chercher, c’est prier, faire la volonté de Dieu, oublier le passé, traverser la nuit, travailler : c’est aimer.
Ce qu’il est important de retenir pour nous, c’est que ces Pères cisterciens montrent que la recherche de Dieu, même si elle est marquée par la séparation, l’absence, l’épreuve, la souffrance, donne sens à la vie, car elle ouvre nos cœurs, nos yeux à l’espérance. Dieu présent/absent, c’est-à-dire qui aime et se fait désirer, suscite l’attachement et éprouve la fidélité et la foi. Cela afin que nous devenions, dans le monde, des signes vivants (des lumières dans la nuit), des chercheurs et des témoins authentiques de son amour, de sa présence cachée au fond de notre coeur.
[1] Corona Bamberg, osb, « Devenir homme en cherchant Dieu », Collectanea Cisterciensia, 1975, p.79-80.
[2] RB 58,6
[3] Aelred de Rievaulx, cité par Charles Dumont dans « Chercher Dieu dans la communauté selon Aelred de Rievaulx », Collectanea Cisterciensia, 1972, p.27.
[4] Bernard de Clairvaux, , Sermon 4 « Le triple lien des cordes, des clous, de la colle », in Sermons divers, t.1, ed. Desclée de Brouwer, 1982, p. 77.
[5] Ibid., op.cit, p. 76.
[6] Aelred de Rievaulx, Le Miroir de la Charité I,1, ed. Bellefontaine, p.38.
[7] Aelred de Rievaulx, Sermon 11 pour le saint jour de Pâques, ed. Pain de Citeaux, p.177
[8] Bernard de Clairvaux, La Considération, p.270 (fin).
[9] §2, p.64, op.cit.
[10] Sermon 15 « Heureux l’homme qui a trouvé la sagesse et qui déborde d’esprit de discernement », in Sermons Divers, t.1, op.cit., p 138.
[11] Sermon 1 sur le Cantique des cantiques, op.cit., p.35
[12] Ibid., op.cit, p.37.
[13] Aelred de Rievaulx, Le Miroir de la Charité, I, 1, ed. Bellefontaine, 1992, p.39.
[14] Aelred de Rievaulx, Sermon 21 pour l’Assomption de la vierge Marie, ed. Pain de Cîteaux, op.cit., p.85-86.
[15] RB, prol.49.
[16] RB, prol.21
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