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La simplicité cistercienne ou La grâce de la simplicité

La spiritualité de Cîteaux est une spiritualité de l’amour. Le charisme cistercien, c’est-à-dire, ce qui est propre à l’Ordre Cistercien, ce qui fait son originalité, son identité, c’est la simplicité. C’est véritablement une grâce que nous ont légué les Pères fondateurs de l’Ordre.

Le sens du mot simplicité

Pour saisir le sens de cette grâce cistercienne qu’est la simplicité, il convient tout d’abord de définir le mot simplicité. Il vient du latin simplex, dérivé de semel « une fois » et de plecto « plier ». Au sens étymologique, « est simple » ce qui n’est plié qu’une fois. Les auteurs du Moyen Âge ont dû trouver que ce « pli unique » était encore de trop… car ils ont fait dériver la première syllabe de simplex non de semel mais de sine « sans ». Ainsi, être simple, c’était, pour eux, « être sans pli ».

La notion religieuse et spirituelle de la simplicité s’est développée dans la Tradition biblique, avant de devenir une notion monastique. Dans le latin de l’Antiquité Classique, le mot simplicitas revêtait une signification morale mais de caractère profane. Il évoquait la vie rustique et dure des ancêtres, en contraste avec le luxe et la luxure des villes, surtout à Rome. Caton l’Ancien[1], et d’autres, en appelait à la simplicité, c’est-à-dire à la rusticité d’antan, aux mœurs agrestes et austères auxquelles Rome devait sa grandeur comme un moyen d’éviter les abus qui s’étaient introduits dans la vie privée et publique. On parlait donc de simplicité des mœurs et aussi de l’esprit, simplicitas mentis. Le mot désignait alors le culte de la vérité et la sincérité, par opposition au mensonge, à la fraude, à l’adulation, la flatterie.

Dans la Tradition biblique, le mot simplicité, d’une manière générale, désignait l’intégrité, l’innocence ou la justice de ceux qui plaisent à Dieu, c’est-à-dire qui s’abstiennent du péché. Dans l’histoire du Peuple de Dieu, petit à petit, la religion devient intérieure, et donc, celui qui est simple apparaît comme celui qui sert Dieu en toute sincérité, c’est-à-dire dont les actions ne contredisent pas les paroles. Ainsi, lorsque l’on parle de « simplicité de cœur », on signifie par là l’unité intérieure au service de Dieu. Dans les Actes et les Epîtres des apôtres, la simplicité est le propre de l’unité. Avant sa faute, Adam était simple, uni à Dieu, et il participait en ce sens à l’unité même de Dieu. Cette simplicité nous ne la recouvrerons qu’au Paradis… Par la médiation de Jésus, la fin de la vie chrétienne est de récupérer cette simplicité d’origine. Jésus nous indique le chemin : « l’enfance spirituelle ». C’est la raison pour laquelle, aux temps des Pères du désert, des moines se sont appelés « simple » car ils l’étaient : Simplex, Simplicius, Simplicianus.

Dans la Tradition monastique, la simplicité a été mise en rapport avec la notion de pureté du cœur. On en a parlé aussi comme marque de la Présence de Dieu puisqu’en effet, Dieu simplifie celui dont il habite le cœur. Les écrivains du Moyen Âge montrent que la simplicité, c’est-à-dire la pureté d’un cœur qui ne désire que Dieu, est la condition nécessaire de la prière pure, car sans elle, les pensées multiples assaillent l’âme et la distraient. La vie contemplative elle-même est identifiée à la simplicité. C’est en ce sens que Guillaume de Saint Thierry écrit dans la Lettre aux frères du Mont Dieu : « La sainte simplicité, c’est la volonté toujours la même dans la recherche du même bien… C’est proprement la volonté foncièrement tournée vers Dieu, ne demandant du Seigneur qu’une seule chose, la recherchant avec ardeur, n’ambitionnant pas de se multiplier en s’éparpillant dans le siècle. La simplicité, c’est aussi, dans la manière de vivre, l’humilité véritable, celle qui, en fait de vertu, attache plus de prix au témoignage de la conscience qu’à la réputation ». C’est en ce sens que Bernard de Clairvaux, lui, écrit que « la simplicité est l’amie de la vérité », qu’il invite à chercher Dieu « dans la simplicité de cœur », c’est-à-dire dans l’unité, la recherche de Dieu seul.

La grâce de la simplicité cistercienne

Être simple, pour les moines cisterciens, cela signifie « être et vivre en vérité », c’est-à-dire, être tel que l’on est et agir conformément aux désirs de Dieu, c’est d’être habité par un cœur pur, libre, plus précisément libéré des encombrements de la volonté propre, du va-et-vient de l’affectivité, guéri des blessures du cœur et de l’âme. C’est aller à l’essentiel. Ce n’est pas à proprement parler être parfait, apparaître sous son meilleur jour par un effort de la volonté pour contenir émotions et pulsions, cacher défauts et péchés, non ! Mais c’est avoir l’humilité d’esprit pour laisser Dieu entièrement agir dans les profondeurs de son être, c’est être entièrement libre pour être habité de l’unique Présence, vivre uni à Dieu. C’est se laisser façonner par la Grâce, au dehors comme au dedans. Père Charles Dumont paraphrase en ce sens les propos du philosophe allemand Heidegger pour désigner cette grâce bienfaisante et transformante de la simplicité cistercienne héritée de nos Pères : « La simplicité enveloppe et relie en un plis unique l’explicite et l’implicite, le dehors et le dedans ». Le moine est donc simple dans son cœur et dans son âme, et il est simple dans sa façon d’être. La simplicité est donc à la fois un état d’esprit et un état de vie.

Les cisterciens ont adopté ces deux états comme un moyen de « coller » le plus fidèlement possible à l’Evangile et à l’esprit de la Règle de saint Benoît, mais aussi et surtout de « coller » à la réalité, car la simplicité est une forme d’obéissance à la réalité, une forme de soumission à la vie telle qu’elle se présente, telle qu’elle nous est donné. En effet, est simple celui qui se soumet au réel et trouve sa joie dans ce qu’il reçoit, celui qui est « toujours content » selon Benoît.

La simplicité offre la possibilité d’ « être nature », c’est-à-dire dans une disposition spontanée d’où émanent naturellement les actes et les paroles. Nos Pères ne désiraient rien d’autre que d’être des moines en vérité, de vivre la vie monastique dans sa radicalité, afin que la vie en Dieu qui ne soit pas fuite de la réalité. Pour ne pas sombrer dans la routine, ne pas succomber aux habitudes de la vie - la vie du moine est simple, répétitive : travail manuel, prières, célébrations liturgiques, récitations des mêmes psaumes, etc…- Saint Bernard invitaient souvent ses moines à la vigilance, à celle du cœur entre autres, pour veiller à ce que rien en nous ne fasse obstacle à la grâce, à ce que rien n’étouffe la présence divine car la grâce de Dieu, cette grâce que Benoît préconise pour ses moines dans la Règle, qu’il faut demander dans « une ardente prière », la grâce se présente comme une simplification qui nous unifie intérieurement, une simplification à laquelle ne font obstacle que les complications des passions d’orgueil et d’amour propre. Bernard invite ses moines à devenir humble pour être simple.

Père Charles Dumont, grand commentateur de saint Bernard et de saint Aelred, a démontré, dans diverses études, que la simplicité est une valeur fondamentale cistercienne, à tel point que l’on peut affirmer qu’elle est « l’âme de la Réforme de Cîteaux ». En effet, le sens que les premiers cisterciens ont donné à leur choix de vie d’une vie monastique rurale, pour ne pas dire rustre, est celui-ci : « l’acceptation de la condition humaine telle qu’elle est ici-bas ». Car la soumission au réel, comme nous l’avons dit précédemment, est une forme de simplicité. Les cisterciens que l’on appelait « les pauvres du Christ », qui se disaient et se voulaient « pauvres avec le Christ pauvre », qui avaient une grande dévotion pour le mystère de l’Incarnation, pour l’humanité de Dieu, désiraient, à la fois concrètement et en eux-mêmes spirituellement, imiter le Christ, être fidèles à l’Evangile en vivant de façon radicale, dans un esprit de radicalité évangélique, c’est-à-dire vivre en conformité avec les commandements divin de l’amour, ils désiraient revenir à l’essentiel de la vie monastique, elle-même évangélique, selon la Règle de saint Benoît. Avec eux, la simplicité monastique a pris une teinte particulière et unique. Grâce concrète et intérieure, elle est devenue une pratique et une spiritualité, « une sagesse et une discipline ». On peut dire que la simplicité, avec les cisterciens, se confond avec le nom même de moine, le moine n’étant pas celui qui vit seul -monos- mais celui qui a fait l’unité en lui, qui vit uni à Dieu dans les profondeurs de son être, de telle sorte que tout ce qu’il fait devient prière continuelle, oblation perpétuelle de lui-même, offrande pour les autres.

On parle plus souvent de la simplicité de l’architecture cistercienne. C’est vrai que les Pères de Cîteaux ont été de véritables génies en ce domaine. On parle aussi plus volontiers de la simplicité liturgique cistercienne. Mais la « réforme de la forme » des bâtiments et de l’office divin n’était que le reflet extérieur d’un mode de vie simple dont les moines étaient eux-mêmes habités. Il est évident que ce n’est pas à proprement parler l’apparence qui a démarqué les cisterciens des bénédictins, ce n’est pas seulement cette fuite de l’ornementation liturgique, des fioritures des murs et des colonnes de l’église, mais bien plutôt un style de vie inspiré par l’Evangile et ce désir de « coller » à la réalité, d’expérimenter la vie spirituelle et concrète sans faux fuyants, ou artifices, c’est-à-dire de rester solidaires du monde qui les entourait, monde rempli de pauvres et de blessés, monde sujet des guerres et des pestes, monde à la merci du pouvoir des seigneurs comme des dignitaires ecclésiastiques... Au fond, la simplicité permettait aux moines de ne pas être indifférents. La vie du moine est une vie de travail, de prière, une vie de solitude et de silence mais aussi une vie de communauté et de partage. Il n’y a rien de glorieux, d’extraordinaire. Les
corporalia ( le jeûne, les veilles, le travail) et les spiritualia (l’office divin, la prière, la lectio divina), les exercices monastiques constituent le quotidien du moine. Son emploi du temps est précis comme l’espace qu’il occupe, espace à la fois limité (le cloître, la clôture) et bien défini (l’église, le réfectoire, le dortoir, les emplois). Sa volonté, il y a renoncé afin d’être plus libre pour faire celle de Dieu et être au service des frères, il y a renoncé afin d’obéir. Son désir, c’est d’aimer Dieu et son prochain, c’est de parvenir au Royaume. Tous les aspects de la vie du moine, de la moniale, de sa vie concrète et spirituelle font que la spiritualité du cistercien est dite active. Cela n’est pas du tout péjoratif, ni ne s’éloigne de la notion de contemplation ( qui n’est pas le fait d’admirer Dieu dans une prière statique au pied de l’Autel), mais cela signifie que le moine, la moniale anime spirituellement ses actions, il leur donne un sens, une orientation : tout ce qu’il fait est recherche de Dieu, et tout est fait dans une parfaite soumission au réel, une acceptation de la condition humaine, un partage de la condition de tous les humains qui peinent dans le monde. Que ce soit dans le travail ou dans la pratique de la charité, à l’église ou au scriptorium, bible ou bêche à la main, le moine cherche Dieu. Et c’est par cette quête, qui n’est pas celle de soi, une recherche de l’assouvissement de ses désirs personnels, par cette quête qui est prière continuelle, véritable contemplation que le religieux travaille à l’unification de son intériorité, par la pratique de la simplicité, dès lors sagesse et discipline.

Pour accéder à cette sagesse et discipline de la simplicité, les pères cisterciens invitaient à connaître Dieu Trinité, à connaître l’unité de Dieu, à tourner son intelligence et les yeux de son cœur vers Dieu, car la simplicité est la beauté de l’unité de Dieu, c’est cette entente parfaite et harmonieuse, complémentaire et amoureuse du Père, du Fils et du Saint Esprit. Pour les Pères de Cîteaux, la simplicité n’était donc pas une élégance esthétique que l’on pouvait admirer dans la modestie et la réserve, mais c’était la Croix du Christ (« Notre Ordre, c’est la Croix », dit Aelred) et la porte étroite du renoncement et du sacrifice : renoncement, par exemple, à sa volonté propre pour une simplification des désirs multiples ou une orientation de l’affectivité ; purification du cœur par l’ouverture du cœur, la confidence confiante à un père spirituel des tracas qui nous habitent, confession des péchés qui permet d’être « en vérité » avec les autres, c’est-à-dire simple ; acceptation de ce qui est donné, comme forme de pauvreté volontaire ; etc…
La simplicité, comme chemin de discipline et de sagesse, conduit ainsi à l’essentiel, à une sorte de dépouillement intérieur qui rend vraiment libre et disponible pour Dieu et les autres. Saint Bernard demandait, en ce sens, à ses frères d’imiter la simplicité de Dieu en contemplant son humanité. C’est cela la conversion de vie monastique : devenir simple comme Dieu. La volonté simple, orientée vers Dieu, qui a nom Charité, unifie et simplifie tout l’être de l’homme, le rendant à la ressemblance de Dieu qui est simple. Ainsi la simplicité devient-elle signe de Dieu.

La grâce spirituelle de la simplicité cistercienne, à la fois discipline et sagesse, chemin de paix, d’unité et de bonheur, est proprement évangélique. Une vie simple, en vérité, annonce le Royaume. Elle est également mystique, car la vertu de simplicité fait expérimenter l’union à Dieu. Elle est signe d’authenticité, de l‘unique nécessaire. La simplicité est une manière de nous unir à la divinité de Dieu, car celui qui est simple est comme Dieu, il le rejoint.

« C’est ce silence et cette simplicité qui nous fournissent l’occasion de nous transformer, allant de clarté en clarté, en l’image même du Seigneur que nous contemplons comme à visage découvert sous l’influence de l’Esprit même de Dieu… Consacré à un tel usage, notre silence vous paraît-il silence et inertie ? C’est en lui qu’on apprend et qu’on pratique le grand art d’aller en ligne droite vers Dieu. » Gilbert de Hoyland.

[1] Homme d’état romain (Tusculum 234-149 avant JC). Consul en 195, il incarna la politique conservatrice de l’oligarchie sénatoriale, s’attachant à briser le pouvoir des Scipion et la puissance de Carthage. Censeur en 184, il lutta contre le luxe et les mœurs grecques à Rome. Il fut aussi un des premiers grands écrivains de langue latine.